Hommage à Giordano Bruno

Le 17 février 1600, Giordano Bruno est amené au Campo dei Fiori à Rome. Il est dénudé, attaché à un mât, et brûlé vif par l’Inquisition. Il aura fallu huit années d’acharnement pour en venir à bout. Fidèle à Platon, Giordano Bruno réconcilie philosophie et sagesse. Face à la pensée mécaniste de Descarte, il choisi la voie du mage qui relie les opposés. Nous voulons, une fois de plus, lui rendre hommage.

Par Fernand Figares, Directeur de Nouvelle Acropole Belgique.

Giordano Bruno, humaniste de la Renaissance

L’œuvre de Giordano Bruno reste assez difficile d’accès en raison de la multitude des domaines que ce grand philosophe a visité à l’aube de la pensée moderne occidentale, et également par le fait que nous sommes peu familiarisés avec la pensée de l’imaginaire de la Renaissance italienne, et de la Magie en particulier. Etant donné que nous pensons que l’Occident pourrait – et devrait – s’inspirer de ce courant de la pensée humaniste tant négligé pour nous rendre l’espoir d’un avenir aujourd’hui incertain, voici notre humble contribution à la compréhension de ce géant italien de la pensée.

La Magie de la Renaissance veut attirer le monde vers son intériorité la plus intime ou, comme dit Frances A. Yates [1] : … « Le mage essaie de réfléchir le monde dans le mens  à l’opposé du scientifique qui extériorise et dépersonnalise le monde suivant sa volonté ».

Autrement dit, l’Occident s’est construit en luttant pour s’affranchir de la pensée naturelle ésotérique, la philosophia perennis. Descartes nous a légué une vision purement mécaniciste du monde et de la nature, comme étant issue d’une énorme machine mathématique omniprésente. Que s’était-il passé avec l’esprit ? Où était-il allé ? A l’époque, ces questions étaient fort embarrassantes et tenter d’y répondre était dangereux pour sa propre vie. Descartes ira jusqu’à lui attribuer une partie de notre corps, le conarion, qui serait le siège de toute la « substance pensante », de tout ce qui relève de l’esprit et qui n’est pas pris en charge par notre fabuleuse machine. Malgré les nombreuses objections qui ont été soulevées depuis cette époque, nous sommes forcés de constater que la civilisation occidentale moderne a choisi de progresser à travers le sentier de l’expérience externe, de développer sans cesse les différents composants de la machine de Descartes. Il y a longtemps que le conarion a disparu et, pour parler de l’esprit, on utilise une série de substituts très éloignés de la manière dont les philosophes néoplatoniciens de la Renaissance le concevaient, très éloignés de cet esprit que Bruno voulait affranchir des dérives proposées par les Eglises.

Mais quelles étaient les intentions de Bruno en parcourant l’Europe et en défendant ses idées ? Le mieux serait de laisser la réponse à Giordano Bruno lui-même. Voici comment il s’exprime dans « De la Cause, du Principe et de l’Un » :

L’entreprise que tu as hasardée, ô Philothée, est difficile, rare et singulière, de vouloir nous sortir de l’aveugle abîme et de nous conduire, à ciel ouvert, à la face tranquille et sereine des étoiles qu’en si belle variété, nous voyons disséminées sur le manteau céruléen. Bien qu’aux hommes seuls tu tendes la secourable main de ton zèle compatissant, les témoignages des ingrats, envers toi, seront aussi nombreux que les animaux que la terre bénigne engendre et nourrit dans son maternel et généreux sein… C’est pourquoi l’on verra ceux qui, comme des taupes éblouies à peine auront-ils l’air pur, que nouveau, grattant la terre, retourneront à leurs primitifs et obscurs recoins ; et ceux-là qui, tels que nocturnes oiseaux, n’auront pas plutôt vu pointer au brillant Orient le vermeil annonciateur’ du soleil, qu’aussitôt, empêchés par l’impuissance de leur vue, ils iront retrouver leur ténébreuse retraite. Tous les animaux, bannis du spectacle des lumières célestes et des destinés éternellement aux prisons, aux fosses et aux antres de Pluton, rappelés par la corne effrayante de l’Erynnie Alecto, déploieront leurs ailes et dirigeront leur course rapide vers leurs habituelles demeures. Mais les animaux nés pour la lumière, arrivés au terme de l’odieuse nuit, remerciant la bénignité du ciel, et se disposant à recueillir dans le cristal courbe de leurs yeux les rayons tant désirés et attendus, applaudiront avec enthousiasme, de cœur, de la voix et des mains, et adoreront l’Orient…

Assurément, cette entreprise est difficile, rare et singulière,… celle de vouloir nous sortir de l’aveugle abîme et de nous conduire, à ciel ouvert, à la face tranquille et sereine des étoiles… C’est ce que Bruno voulait : nous faire sortir de la caverne, suivant son illustre prédécesseur Platon.

Une pensée féconde à nouveau d’actualité

L’occultation de Giordano Bruno, tant par les Eglises que par la pensée cartésienne, n’a pas empêché le retour de la « Brunomania »[2] depuis les années 60. Le nombre d’études récentes sur le Nolain (surnom de Bruno, né à Nola) se comptent par centaines ainsi que de nombreux comités locaux ou internationaux pour réhabiliter sa mémoire. Parmi ces derniers, signalons le Comité international « Giordano Bruno » lancé par Jorge Angel Livraga à la fin des années 80 dans le cadre de l’Organisation Internationale Nouvelle Acropole[3]. Des statues à la gloire de l’Italien ont été érigées dans des endroits insolites comme Mexico City, Bogota, sans oublier le Campo de Fiori à Rome en 1899.

Giordano_Bruno_Campo_dei_Fiori

L’excellente collection « Les Belles Lettres » s’est proposée de traduire en français l’œuvre intégrale de Giordano et d’offrir pour la première fois une édition critique complète des textes italiens et latins du philosophe. L’ensemble comportera une vingtaine de volumes, dont la plus grande partie a été publiée pour le quatrième centenaire de la mort de Bruno (17 février 2000). Au dire de l’éditeur, « il s’agit moins de commémorer une disparition que d’affirmer une présence : pour peu qu’on le dégage des interprétations réductrices et de quelques mythes persistants, Bruno intéresse aujourd’hui tant la philosophie que la poétique, tant l’art dramatique que l’histoire des sciences ».[4]

Renouer philosohie et sagesse: Bruno, successeur de Platon

Il est vrai que l’occultation de Bruno est également le résultat d’une inaptitude, d’une rupture – la nôtre – à interpréter la pensée de l’imaginaire, celle qui exige des facultés d’ordre interne, des facultés propres aux mystiques ou aux sages d’un autre monde.

Le divorce entre philosophie et sagesse s’est produit très tôt dans notre histoire, au siècle de Périclès. Il s’agit de la rupture entre le logos et la praxis[5].

La philosophie de Platon prétend résoudre la profonde crise du logos dont l’usure de la démocratie athénienne et les sophistes sont responsables.

Pour Platon, le logos présocratique a été trahi : Héraclite, Thalès, Anaximandre, Pythagore, Parménide… prêtaient une attention particulière aux multiples changements de la nature qui donnent un sens à la bataille du jour contre la nuit, de l’harmonie contre la discorde.

Comprendre comment la Nature parvient à dépasser la lutte de la dualité cosmique pour refléter l’Un et produire le Bien, c’est comprendre le langage de ce modèle ou logos à partir duquel les hommes peuvent rétablir le paradis perdu.

Les philosophes présocratiques se sentaient dépositaires de ce logos. Ils se présentent à nous comme des prophètes, des poètes, et pourtant, à leur époque, ils jouaient un rôle pratique et capital dans les affaires de leurs cités. En fait, leur enjeu était surtout éthique, philosophique et politique.

Les Sophistes ont déraciné le logos de sa source cosmique et transcendantale. Ce que Descartes a fait avec la pensée magique de la Renaissance.

Redonner au logos sa dimension transcendante et originelle devient pour Platon la question existentielle, base de toute sa pensée philosophique et politique. La Cité doit incarner et protéger la Transcendance. Si l’homme dépend trop des biens circonstanciels, éphémères par nature, l’angoisse de les perdre altère son discernement et son équilibre intérieur.

La voie du mage

Il est vrai que le passage du logos à la praxis reste un problème que Giordano n’a pas voulu résoudre par le discours philosophique comme le fit Platon. Ce dernier utilise la voie des mythes pour s’attaquer au problème ; Bruno utilise la confection des images ou sceaux talismaniques pour se transformer, transformer la nature et devenir « mage ».[6]

Dans son dialogue le Théétète, Platon met en scène Socrate décrivant la figure de Parménide :

Selon le mot d’Homère, je trouve que Parménide est à la fois « vénérable et redoutable ». J’ai eu l’occasion de rencontrer le personnage, alors que j’étais tout jeune et lui, tout à fait vieux, et j’ai bien vu alors qu’il a dans sa pensée une profondeur absolument extraordinaire. C’est pourquoi j’ai peur que nous ne comprenions pas bien ce qu’il dit et plus encore que nous n’arrivions pas à comprendre ce qu’il veut dire. [7]

Platon dédie tout un dialogue à ce philosophe, le Parménide, et c’est précisément ce dialogue platonicien qui reste le plus énigmatique de tous les dialogues du grand philosophe et qui a donné lieu au plus grand nombre d’interprétations divergentes.

Le message du Nolain n’est pas seulement « vénérable et redoutable » ; il est aussi tellement en avance sur son temps que même lorsqu’il emploie le discours philosophique pour décrire ses idées, peu de gens du XVIe siècle ont été capables de le décrypter.

Pour conclure cette étude sur Bruno, nous vous proposons quelques-unes de ses proclamations :

  • Je crois que l’univers est infini puisqu’il est l’effet de l’infinie puissance divine. Il serait indigne qu’une toute-puissance capable de produire des mondes innombrables, n’en produisent qu’un seul et limité.

  • Les sens confessent leurs faiblesses en produisant l’apparence d’un horizon fini, apparence toujours changeante…car il n’y a pas d’horizon en soi, mais toujours par rapport à un observateur.

  • J’ai découvert l’identité de toutes les religions, et donc je n’en remets aucune en doute, car la divinité m’apparaît en toute chose, du grain de sable à l’étoile la plus éloignée, de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

  • Les théologiens aussi doctes que religieux n’ont jamais porté préjudice à la liberté des philosophes ; et les vrais philosophes, honnêtes et de bonnes mœurs, ont toujours favorisé les religions. 

  • L’homme est un être projeté à l’infini vers une entreprise héroïque dont la progression a pour but l’union avec la divinité, le retour à l’unité…

  • Ce qui est commun et facile est bon pour le vulgaire et le commun ; les hommes exceptionnels, héroïques et divins suivent la voie difficile pour contraindre la nécessité à leur accorder la palme de l’immortalité. De plus, même s’il n’est pas possible de terminer la course et de remporter le prix, ne ménagez pas vos efforts dans une entreprise si importante et résistez jusqu’à votre dernier souffle. La louange attend non seulement le vainqueur, mais aussi celui qui meurt sans couardise ni lâcheté. (…) Que la persévérance l’emporte donc : si l’épreuve est épuisante, la récompense ne sera pas médiocre. Tout ce qui a de la valeur est d’accès difficile…

  • Et quand nous voyons une chose « mourir », comme on dit, il nous faut moins croire à sa mort qu’à sa transformation, son assemblage accidentel se décompose et se désaccorde, mais ses éléments constituants demeurent toujours immortels (cela est vrai de ceux que l’on appelle spirituels plus encore que de ceux que l’on appelle corporels et matériels, comme nous le montrerons en d’autres occasions).

[1]YATES F. A., Giordano Bruno et la tradition hermétique, Théosophie chrétienne, Dervy-Livres, 1988.

[2]Barbera M.L., « La Brunomania » in Giornale critico della filosofia italiana 59/1980

[3]OINA, www.acropolis.org

[4] Les Belles Lettres : www.lesbelleslettres.com/collections/giordanobruno

[5]Figares Fernand, L’Evolution de la pensée politique chez Platon, Colloque International sur l’actualité de la dialectique platonicienne et ses métamorphoses, Marseille, décembre 2013.

[6] YATES F. A., Giordano Bruno et la tradition hermétique, Théosophie chrétienne, Dervy-Livres, 1988, Page 42.

[7]Platon, Théétète, 183e-184a